La littérature policière regorge de références musicales. Cinéma, romans, bandes-dessinées, nombreuses sont les œuvres qui associent au polar la fameuse note bleue du jazz ou plus récemment le son plus nerveux du rock et de la pop dans les années 60-70, du punk et de la new wave dans les années 80, et du grunge dans les années 90.
Dès qu’il s’agit d’adjoindre au polar un genre musical, c’est très souvent le jazz qui s’y colle. Jazz et roman policier moderne ont certes des points communs :
- Ils sont apparus aux Etats-Unis à peu près à la même époque
- Ils ont été tous deux marginalisés, qualifiés de « mauvais genres »
- Ils ont été, et sont parfois encore, populaires et engagés.
Rien d’étonnant donc à ce qu’ils se soient rencontrés.
Le cinéma a sûrement sa part de responsabilité dans cette association. Combien de poursuites nocturnes ponctuées par les rythmes mêlés d’une contrebasse et d’une batterie, qu’accompagne le chant d’un saxophone ou d’une trompette.
Mais le cinéma noir n’a pas jeté son dévolu sur ce genre musical par hasard. Les instruments utilisés dans le jazz, la façon même dont cette musique est construite, la rendent capable plus que toute autre d’évoquer des émotions qu’un bon polar fait naître également.
Le jazz est un genre musical né à la fin du XIXème siècle dans le sud des Etats-Unis, « officiellement » à la Nouvelle-Orléans. Il est le fruit de la rencontre entre les traditions africaines des esclaves déportés en Amérique et des musiques occidentales. C’est donc une musique afro-américaine. D’abord rustique et populaire, le jazz était fabriqué dans les rues à l’occasion de fêtes ou de cérémonies, ainsi que dans de nombreux établissements de Storyville, le quartier des plaisirs de la Nouvelle-Orléans abritant les cabarets, dancings, bordels et autres maisons de jeu.
Suite à un exode important de la population noire du Sud vers le Nord du pays, c’est surtout à Chicago que le jazz se fera connaître. Il sera la musique des années 20 et 30, période du développement économique mais aussi de conservatisme. Les heurts racistes sont nombreux, dégénérant parfois en émeutes. C’est également l’ère de la Prohibition. La consommation d’alcool est interdite sur tout le territoire américain et un trafic se met en place à l’échelle nationale. Dans ce contexte, le jazz est plus qu’une musique de danse, c’est aussi une musique de revendication et de transgression.
C’est justement à la fin des années 20 qu’apparaît aux Etats-Unis un style de roman policier baptisé « hard-boiled » (dur-à-cuire). Comme son nom l’indique, il se démarque du roman à énigmes classique en privilégiant l’action et la violence plutôt que la déduction. C’est un roman volontiers social quand il décrit les travers de la société américaine (pauvreté, corruption, prostitution…). Privés et gangsters y apparaissent et fréquentent davantage les bars des quartiers mal famés que les salons bourgeois. Le jazz fait son entrée dans le polar.
Il est difficile de savoir quel auteur a le premier évoqué le jazz dans un roman policier. Les polars récents semblent s’en emparer plus volontiers que ceux écrits avant la Seconde Guerre Mondiale. Il faut dire que quand un auteur situe l’action de son roman dans les années 20, il a pu effectuer des recherches sur la période, et son œuvre est finalement plus documentée historiquement que celle des premiers écrivains « hard-boiled » qui n’avaient pas forcément le même objectif littéraire. On retrouve dans ces années des musiciens tels que Joe « King » Oliver ou Louis Armstrong.
Au cours des années 20, le jazz acquiert peu à peu sa forme classique (appelée « swing » ou « middle-jazz » ou « jazz mainstream »), et connaîtra son apogée dans les deux décennies suivantes. C’est une musique essentiellement destinée à la danse et aux quatre temps réguliers et uniformes. Elle laisse une place importante aux solos improvisés sur une grille d’accords. New York devient la capitale du jazz avec de grands orchestres jouant dans les cabarets, comme Duke Ellington au « Cotton Club », et de petites formations dans les nombreux clubs de la « 52ème rue » surnommée «Swing Street ».
Toujours à New York, le quartier de Harlem a vu sa population noire augmenter considérablement au cours des années 20, au point de devenir un ghetto. Il sera le théâtre d’un mouvement d’artistes noirs revendiquant leur héritage, « Harlem Renaissance », qui mêle culture d’avant-garde et culture populaire, dont le jazz. Harlem est également le décor des premiers polars de Chester Himes : « La Reine des pommes », « Il pleut des coups durs » et « Couché dans le pain ». Les allusions au jazz, au blues ou au gospel sont nombreuses dans les récits de Chester Himes, soulignant l’importance de ces musiques dans le quotidien des Noirs, rythmant certaines scènes et fournissant une « bande-son » au lecteur.
Le principe du morceau de jazz utilisé dans un roman pour dévoiler le caractère ou l’état d’esprit d’un personnage est une pratique courante pour Michael Connelly. Son héros, Harry Bosch, de la police de Los Angeles, est un amateur de jazz et cette musique accompagne chacune de ses enquêtes - « Le dernier coyote » de Michael Connelly (Points)
Après New York, Los Angeles est sans doute la ville que l’on retrouve le plus fréquemment dans les polars liés au jazz. Devenue un pôle économique et artistique important après la Seconde Guerre Mondiale, la ville attire les musiciens, notamment parce qu’elle héberge les studios de cinéma d’Hollywood qui les recrutent pour enregistrer des musiques de films.
Dans les années 50, le jazz commence à être utilisé pour accompagner des scènes de films qui ne sont plus directement liées à cette musique. Son association avec le film noir est souvent réussie. Le jazz semble en adéquation avec ce genre cinématographique. On fait appel à des musiciens de jazz pour composer les génériques de films. Certains polars adaptés pour le cinéma se trouveront par ce biais liés au jazz. Le jazz évolue. Le pianiste John Lewis composera les thèmes pour le film de Robert Wise « Le coup de l’escalier » : un style mélodieux et policé, mais néanmoins empreint de swing. Parfois qualifié de « third stream » (troisième courant), ce jazz très composé est influencé par la musique classique.
En France, dans les années 50, on pense évidemment aussi au film de Louis Malle « Ascenseur pour l’échafaud » (1958) avec Jeanne Moreau, Maurice Ronet et Lino Ventura, tiré du roman de Noël Calef publié en 1956, et cette musique de Miles Davis qui donne des frissons.
Los Angeles connait, après la guerre, une vague de corruption particulièrement importante au sein de sa classe politique et de sa police. Ce qui a inspiré de très grands écrivains comme James Ellroy avec son « Quatuor de Los Angeles » (Rivages) où le jazz est régulièrement présent dans les quatre tomes.
(cf biblio.vincennes.fr « Jazz et polar » à l’occasion du festival America 2006)
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